samedi 31 juillet 2010

The Blue Devil

Il y a les mecs qui aiment bien le graffiti. Qui en font le week-end, non sans avoir préparé leur esquisse un soir de semaine, quand il n'y avait rien à la télé.

Il y a les mecs qui aiment vraiment bien le graffiti, qui passent leurs journées à péta des sprays, à traquer la photo de leur action de la veille et à checker les dépôts pour préparer celle du soir.

Et il y a les mecs qui aiment trop le graffiti. De manière obsessive, problématique.

Ceci n'est pas un classement dans l'ordre croissant du mérite, de la fame et de l'accès au statut de King. Juste une catégorisation de l'emprise d'une passion dans le cerveau d'un individu.

J'ai parcouru des centaines, des milliers de kilomètres pour archiver le moindre tag, appareils jetables Kodak 36 poses péta par lots de 3 à Inno à la fin des années 90 dans la poche.

Remontant la molette avec frénésie comme on remonte le temps.

Puis petit à petit, mois après mois je trouvais de moins en moins de "spots", tel un archéologue qui creuse le sol et le frotte délicatement avec son pinceau, je défrichais, arrachais le lierre, enjambais des grilles qui n'étaient pas là avant pour vérifier qu'un tag ne dormait pas au fond d'une ruelle depuis 10 ou 20 ans. Dans l'attente d'une deuxième vie.

Hier je pars de chez moi, et comme chaque jour j'ai le choix entre deux itinéraires pour rejoindre le centre-ville. Je bifurque au dernier moment pour prendre une rue dans laquelle un chantier de démolition a pris place depuis quelques jours. J'étais passé en voiture la veille, et ma petite-amie m'avait suggéré d'aller prendre des photos, impressionnée par la grandeur du chantier et la beauté de la scène.

Je tourne donc dans cette rue, cassant mon habituel chemin. J'avance dans la rue et vois une entrée du chantier, la plus petite, d'un côté de ce qui forme un U à l'envers par rapport au trottoir(compréhensible?).

Je fais quelques pas, tourne dans le chantier désert pour cause de pause-déj'. Je ne vois rien, ne flaire rien. Je repars déçu, même si je fondais peu d'espoir dans la découverte éventuelle de tags, en effet j'étais plus venu pour la taille gigantesque des murs de briques, s'élevant sur plus de 6 étages, d'un bloc massif, large, et sûrement plus que centenaire.

En arrivant près du porche je suis immédiatement attiré par ce qu'il reste d'un tag rouge. Mon disque dur tourne en un milliardième de seconde, et je reconnais un Enzo en vertical, avec son "Z" à volutes.

Enzo c'est le premier nom qui m'ait apparu quand j'avais 6 ou 8 ans, au milieu des années 80. Quand je n'étais qu'un enfant interrogatif sur tous ces dessins en couleurs Place Caulier, le dimanche matin, jour du marché, ou dans Saint-Maurice Pellevoisin.

Je m'empresse donc de le prendre en photo. Je décide de pousser plus loin les recherches, et de m'aventurer dans ce qui semble être une maison de courée, abandonnée depuis des lustres, si je me fie au papier-peint et à l'état du sol dès l'entrée. Je fais un rapide tour des 20m carrés, tente de prendre quelques photos d'ambiance, mais sans succès, trop peu de lumière, et pas assez de composition intéressante. Je vois un bloc-électrique neuf, et le mystère de cette maison commence à s'épaissir.

Et là, en me dirigeant vers la porte, déflagration, comme une patate de Tyson à l'époque, un tag Duke bleu pétant, au cap biseauté maison, m'emmène en 1988, en aller-simple, à la vitesse de la lumière. La lumière qui passe dans l'interstice de la porte, la même.

Je vois directement deux autres tags, plus petits au marqueur, mon disque dur analyse, Spek et Beck, bête de style de l'époque, peut-être même plus vieux que le Duke. Je m'accroupis, prends une photo, et me relève.

Je scrute la porte de près, étudie les styles.

Le Spek et le Beck sont typiques du style des années 87-88, avec ces "E", ce "C", ces "K", immédiatement identifiables. Maniement expert du marqueur.

Puis je m'attarde sur le Duke, c'est le même bleu, certainement un True Blue Krylon. Le même que les tags Duke-Sock du fameux mur de Saint Maur fin 90, où tout le gratin était réuni, mais aussi que le Sock près de la caserne militaire, dont on voit encore le spectre grâce au nettoyage à l'hydro-gommeuse qui l'a ancré à vie dans la pierre. Je commence à imaginer le trajet, me fais des films sur la présence des intéressés ici, échafaude toutes sortes d'hypothèses.

Je vérifie si d'autres tags traînent dans la maison, mais rien, impossible d'aller à l'étage, puisqu'il n'y a tout simplement pas d'escalier. Je regarde encore la porte, tellement heureux de ma découverte, et constate qu'elle n'est pas très solide pour une porte d'entrée. Un porte de bois léger, 2 panneaux avec alvéoles.

Je ressors, regarde les fenêtres, neuves, double-vitrage, les briques ont été nettoyées, la façade ne pouvait laisser présager un tel trésor.

Je commence à me demander si cette porte était vraiment là à l'époque de sa "vandalisation"...ou si elle n'est pas une pièce rapportée, placée là pour je ne sais quelle raison.

Puis je finis par me dire que cette porte va devenir poussière, arrachée vulgairement, compactée et broyée dans une benne. Disparue, avec ces 4 pièces d'Histoire du graffiti lillois.

Impossible pour moi d'imaginer pareil destin.

Hop, je la saisis, tente de l'enlever, n'y arrive pas, je suis dans l'optique d'arracher tout le montant avec quand elle glisse comme par magie hors de ses gonds.

Quelques remords me taquinent, une petite voix me chuchotant "haaaaaaaaaaan quel blasphème de dépayser ses tags!", vite balayés par le fait qu'ils allaient à coup sûr disparaître.

Je pars avec la porte, à pas de loup, et la ramène à mon domicile. Je suis déjà en train d'imaginer la réaction d'effroi de ma concubine, horrifiée par cette porte pourrie trônant dans notre appartement.

Mais merde, quelle pièce! 4 tags qui m'ont construit dans ma passion, 4 noms parmi ceux que je considère comme les Kings de Lille! Cela vaut toutes les engueulades...

Moi qui bavais à la vue de ces photos la veille, pleines de Sleek, Aspik, Pones, Ters, Haker, et autres fat-cappeurs acharnés des années 90...et qui ruminais, larmoyant, "j'en verrais plus jamais..."

Le Destin m'avait entendu, et m'avait fait marcher vers cette porte.


Duke est l'un des mes tags préférés, une énergie sans pareil, des lettres originales, exécutées avec violence et rapidité, calibrées, on sent le coup de poignet à la lecture des 4 lettres. On est embarqué dans le mouvement, on vit le tag comme s'il était bombé en direct. Enfin je le vis, mais je sais que d'autres aussi, mes compères avec qui nous nous extasions sur le Ogre rue Meurin, un alias de Duke, ou sur le Diabl rue Gambetta...
Je n'ai vu que deux graffs de Duke dans ma vie, ce mec-là, comme tant d'autres à l'époque, c'était tout pour le tag, rien qu'pour le tag. Et puis ce cap coupé au cutter...Il est dans l'thème le bonhomme pour figurer en belle place ici!!!

Mais trêve de poésie, la voici cette porte.




Ce "S" qui pars du bas(vérification faite), l'enchaînement "b-e" avec l'oeil dans le "e", ce "D" tordu, ces "E" en 3 à l'envers...

Pfffffffffffffffffffff même seul dans ce délire je savoure...

Je préfère mille fois avoir cette infime trace de l'Histoire lilloise, qu'une toile de Seen ou de je ne sais quel old-schooleur valant des dizaines de milliers d'euros.

C'est MON Histoire.

12 commentaires:

  1. Ce texte me fait penser à une certaine période horlogère : nostalgie, souvenirs, mais sans le spleen, chapeau!
    Belle écriture en tout cas, j'l'ai délecté en écoutant du Modeste Moussorgski, ses "Tableaux d'une exposition". (Pour info, d'la musique classique inspirée par une série de 10 oeuvres peintes par un d'ses potes de l'époque.. L'inverse peut être une piste à explorer pour une future rubrique?)

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  2. Tu as quand même un certain plaisir à nous le montrer, même si tu le savoures seul. Le duke est très bon, mais la porte à l'air bien grande pour la rentrer dans un appart!

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  3. Génial l'histoire, la passion, le jusqu'auboutisme. C'est marrant, j'imagine la même chose transposée à mon histoire perso, avec les noms de la ville d'ou je viens, d'autres lieux, d'autres histoires, d'autres "kings".
    Et surtout, génial ce Duke...effectivement le E "trois à l'envers" j'ai toujours été fan...avec ce trait c'est magique.

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  4. Sinon le coup du U à l'envers, c'est compréhensible.

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  5. Dans le Graffiti , il y a aussi ce qui en parlent beaucoup sans pourtant le pratiquer...

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  6. Très bon article, le meilleur depuis l'ouverture du blog.

    Par contre je ne suis pas fan des itw, c'est une bonne idée mais je pense que tu peux mieux faire. Ça manque de questions originales, tu devrais essayer de t'adapter un peu plus à "l'artiste", de répondre à certaines remarques (dans le cas de Funk un petit échange de mails avant la publication aurait sans doute permis d'aller un peu plus loin..).

    Enfin bref continue, tu soignes des addicts à bpm, et ça mérite des encouragements.

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  7. Pour l'anonyme: je ne comprends pas à qui tu fais allusion.

    Pour Hang Out: je pensais faire des questions assez originales, mais pas encore assez à ton goût apparemment! Je dépends aussi du bon-vouloir des itwés et de leur verve...

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  8. blue devil, c'est l'expression anglaise pour "les idées noires"

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  9. ENZO m'a terrorisé visuellement quand j'étais petit, celui de la rue des rouges-barres de Marcq-en-baroeul, vers 96. Bien mort, depuis.

    Pirla

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  10. Mythique!! speck est venu quelques années plus tard a rennes et a mis tous le monde a l'amende, bon, en mm temps on étaient tous des toys à l'époque !! n'empeches qu'il a influencé toutes la première génération de taggeurs...j'la voudrais bien cette porte !!
    Breton

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  11. Des photos de son activité là-bas à tout hasard? Ou plus d'anecdotes?

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  12. Lol, mon pote m'a dégoté récemment des tags dans un chantier dans un cinéma alternatif fermé depuis des années, de parisiens qui étaient en foyer par ici en '91 - '92... Styles de dingues, blazes de dingues.... Mais les tags étaient sur des portes coupe-feu! Genre minimum 80 kg la lourde ahahah!! Et mon pote qui est presque un bûcheron s'imaginait les ramener chez oim vu que chez lui il n'y a pas de place... Mais il a réfléchi 1 minute et a laché l'affaire... Je suis allé avant-hier sur le chantier et les portes avaient logiquement disparues..... Mais ça va, j'ai des tofs collector.....

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