dimanche 14 août 2011

Echange de courriels/Interview Jiem

Une bonne semaine d'échange de mails, de retouches, de demandes d'approfondissements, de discussion...de vie quoi! Comme à l'époque du papier, de l'encre, et de la salive sur le collant, avec tout ça en moins. Cela donne ce que j'aimerais avoir à partager plus souvent, du savoir, de l'anecdote, de l'échange.

Voici donc Jiem et moi-même, en brut de mails.



Une chanson qui décrit ta passion?


C'est une chanson écrite par Elizabeth Cotten, chantée ici par Joan Baez. Elle évoque le mode de vie des hobos, figure typiquement américaine, ces vagabonds épris de liberté, qui voyagent à travers tout le continent à bord des trains de marchandises.


« Freight train, freight train, run so fast

Please don’t tell what train I’m on

They won’t know what route I’ve gone »


http://www.youtube.com/watch?v=_QRNEmdYgqs


Les hobos sont apparus à la fin du 18ème siècle, avec le développement du chemin de fer américain, puis leur nombre a explosé à partir de la Grande Dépression. Allant de ville en ville, cherchant du travail et un abri à chacune de leurs étapes. Les hobos ont inventé des codes, des habitudes, ils se donnaient des surnoms qu'ils gravaient au couteau sur les parois des wagons en bois. Ils font complètement partie de la culture du rail nord-américaine, au même titre que les employés des compagnies de chemin de fer. Ceux-ci ont commencé à leur tour à écrire leurs pseudonymes et à dessiner des personnages ou autres motifs, s'envoyant ces images de dépôts en dépôts, de villes en villes, d'états en états.

Pour ça, ils se sont mis à utiliser les craies grasses que les compagnies leur fournissaient pour indiquer sur les wagons le tonnage, les dates des chargements, etc. Ce sont eux, les cheminots, qui ont vraiment développé le phénomène. Puis les wagons se sont transformés et le métal a prit la place du bois. Alors, l'usage de la craie s'est étendue à tous les acteurs de cette culture du moniker.

Aujourd'hui, les hobos et les employés du chemin de fer ont été rejoints depuis, en gros, une vingtaine d'année, par des graffeurs qui se sont intéressé de très près à cette pratique. Le gros de ces troupes étant arrivé au cours de la dernière décennie.

J'ai rencontré les trois catégories de « streakers » comme on dit ici, tout ce petit monde cohabitant et mêlant parfois les différentes origines.


-1: « Memphis streakers»

-2: « Entre les lignes à Philadelphie »

-3: « John Easley aka Coaltrain, légende vivante de la culture hobo »

-4: « Khaze aka Brakeman, cheminot de la Union Pacific »

-5-: « Barry Mc Gee aka Twister, que l'on ne présente plus. Dénicher un dessin comme celui-ci, et la journée est gagnée».








Parle-moi de la rouille.


La rouille ça sent bon, c’est coloré, des couleurs que tu retrouves en automne…c’est du vieux métal, donc c’est l’industrie, l’histoire, la décrépitude. Tout ce qui fait le charme des wagons de marchandises et que tu ne retrouves pas sur les trains de voyageurs. C’est ce qui fait que tu respectes le support, que tu ne le recouvres pas entièrement, voir que tu ne le recouvres pas du tout. J’aime quand la rouille vient manger la peinture ou la craie grasse ajoutée entre-temps, elle gagne toujours. J’aime aussi le dépôt qu’elle laisse sur les mains, les vêtements, cette poussière rouge-orange qui s’en va d’un coup d’eau.


-6: « La mémoire de Conrail Twitty, disparu en 2008, se bat contre le temps et la rouille sur des milliers de wagons à travers tout le continent».




Le chrome sur la rouille et leur duel au fil des années pour survivre c'est ce qu'il y a de plus beau, mais le chrome n'est pas aussi populaire en Nord-Amérique, tu as appris pourquoi?


Pourquoi le chrome n'est pas aussi populaire en Amérique du Nord en général je ne sais pas, pour les frets je te dirais par expérience qu'ici le chrome et noir passe moins qu'un noir et blanc. Ca met en avant tous les reliefs que tu trouves sur les wagons, les barres, les portes, ça nuit à la lecture de ta pièce. Et de même que sur les frets de chez nous, le chrome vieillit assez mal, et se transforme vite en gris dégueulasse. Donc, le blanc est le choix le plus judicieux.




L'Amour est dans le pré. Vrai ou faux?


J’ai vu le film et j’ai bien aimé, Cantona(Eric, le vrai) étant mon idole absolue.


Plus sérieusement, je suis un vrai citadin dans l’âme, j’aime ce truc le plus dingue que l’homme ait jamais inventé, la cité, la ville. La vie en société. J’aime les gens, les rencontres, les histoires locales, en même temps que les foules et l’anonymat que permet aussi les grandes villes. Mais si j’aime les villes bordéliques, j’apprécie quand elles sont agréables à vivre, qu'elles respirent, qu'elles offrent des espaces en marge, cachés ou pas, ou tu peux te retrouver au calme. C’est le cas à Montréal, à Lille, à Londres, à Berlin, dans beaucoup de villes de par le monde en fait. C’est ce que je déteste à Paris (que j’adore pour des tas d’autres raisons), le confinement, la saturation, le peu d’espaces de liberté qu’il faut aller au final chercher sur les toits ou dans les sous-sols.


J’aime que la nature reprenne ses droits aussi, s’impose. A Montréal tu trouves toutes sortes d’animaux en ville, des renards, des marmottes, des ratons laveurs, des moufettes, sans compter les écureuils partout. De même un bon orage ou une tempête de neige dans une ville ça fait du bien, ça fout le boxon, j’adore ça. Je hais les villes trop propres, aseptisées, ou tout est prévu, trop encadré. C’est la raison pour laquelle je me suis éloigné de ma ville d’origine, Nantes. C’est pourtant là ou tout a commencé, dans des quartiers incroyables, que sont nées toutes mes passions. Mais quand le temps passe et que tu vois disparaître tous les endroits que tu aimais, ça fait mal. Peut-être aussi que je suis plus exigeant parce que c’est ma ville de naissance et que je la connaissais par cœur pour l’avoir parcourue en long en large et en travers pendant des années.


Pour revenir à la question, ça me surprend toujours de voir à quel point la nature ne me manque pas quand je suis en ville, et une fois que je m’y retrouve je me rends compte combien ça fait du bien. Rien de mieux qu’un petit tour en haut d’un terril, qu’une promenade sur les bords de Loire ou autour d’un lac Québécois pour apprécier à sa juste valeur la lumière, le vent, les ciels changeants. Mais de là à aller vivre en pleine cambrousse pour me faire chier ou faire de la bagnole tous les jours, hors de question.


Si tu me posais cette question pour que je te parle des dépôts de fret en pleine campagne, c’est raté. Mais effectivement ce genre d’endroit existe, en France comme ici en Amérique, des lieux magiques, au bord de rivières. C’est la sortie idéale pour se ressourcer le week-end…


Les K7 audio et les VHS ça te manque?


Non. Je m’en fous pas mal, même si bien sûr c’est lié à de nombreux souvenirs d’enfance.


J’aimais bien le design des walkman. L’objet K7 est vraiment beau, un peu fragile et costaud à la fois. Le plaisir surtout était d’écrire dessus, de les customiser. Les VHS en tant que support et au niveau de qualité d’image ne m’évoque rien de passionnant, mais ça me fait penser à la place que prenaient les cassettes chez mes parents. Ma mère enregistrait des tas de trucs à la télé, comme l’intégralité des jeux olympiques d’Albertville, les débats Miterrand-Chirac, les Thalassa. Moi j’enregistrais absolument tout ce qui concernait le FC Nantes, les matchs, les reportages. Aussi des tas de films et reportages sur l’Irlande du nord, une sacrée collection. Je me souviens aussi d’une cassette sur laquelle mon frangin, plus âgé, avait enregistré tous les reportages sur les manifs et affrontements anti-CIP en 1993…ça pétait dur à Nantes, Lyon et Paris, mais j’étais trop jeune pour sortir et je vivais ça par procuration.


Je pensais aussi à la notion de rareté, d'échange, de respect de l'objet...Aujourd'hui un MP3 c'est pas physique, tu t'en fous de le perdre...Quand j'ai perdu ma Kid Capri 52 Beats(c'était en 2006 pourtant, v'là le mec en décalage) j'étais au bord des larmes. Quand tu ratais un truc à la télé, tu le ratais, et à la récré t'étais un peu exclu de ceux qui l'avaient vu. La culture actuelle pour moi c'est de l'instantané, dans tous les domaines(la peinture c'est pareil ils s'en foutent qu'elle soit résistante aux UV ou au temps, elle sera repassée avant, les fringues sont toutes fines, quasi-jetables après les avoir porté une fois) On n'a que 30 ans mais j'ai l'impression qu'on a vraiment connu une enfance plus intense, plus "vraie" et pourtant c'était déjà l'hyper-consommation, des années dites "pauvres" culturellement et socialement.


Sur l'hyper-consommation, bien sûr on était déjà en plein dedans, seulement tout s'est encore accentué, c'est logique. A voir jusqu'où on pourra aller comme ça...pour la rareté de l'objet et son attachement, je vois bien de quoi tu parles mais je n'ai jamais ressenti ça vis à vis des K7 à quelques rares exceptions près. J'ai jeté pratiquement tout mon stock avant de partir à Montréal, lassé de les trimbaler avec moi de déménagements en déménagements. Je conserve déjà toute ma collection de vynils qui s'étoffe d'année en année...pour moi la magie opère plus sur ce support-là. Et le choix est bien plus vaste.


A ce sujet, je ne suis pas du tout matérialiste, mais je collectionne des tas de trucs, et je me demande souvent comment ces deux réalités fonctionnent ensemble. C'est un peu paradoxal. Les bombes bien sûr, les vieux pots de peintures, les bandes dessinées, les fanzines, les photographies, toutes sortes de figurines en plastoc, les vieilles bouteilles, objets publicitaires en tous genres, les porte-clés hologrammes, les capsules de bière, les badges...et le pire c'est qu'il y a des collections qui se forment toutes seules, sans que je ne m'en rende compte, comme les boites de craies ou les drapeaux (complètement débile, les drapeaux).

Il faut distinguer les objets sans aucun intérêt autre que visuel, qui sont étroitement liés au plaisir de chiner, de fouiller, de faire les braderies, et les autres dont la collection s'accompagne d'un usage régulier: les vynils, les bombes, les bandes dessinées, les appareils photos ou les tshirts par exemple. Dans tous les cas je pense qu'il y a un penchant naturel à la nostalgie, c'est certain, qui se traduit par un attachement à certains objets symboliques, et des visuels du temps passé. Ca pose en tout cas de sacrés problèmes de logistique à chaque nouveau voyage.


Pour revenir sur l'instantané, c'est un sentiment que je partage, en particulier sur la photographie.

Je suis adepte de l'argentique avant tout pour des raisons esthétiques, artistiques on ne peut plus évidentes, je ne rentrerai pas dans les détails, et aussi parce que le négatif est une trace physique sûre et très rassurante, de confiance.


Mais par rapport à cette question de l'immédiateté, ce que j'aime plus que tout, c'est être sûr du choix de ma photographie, bien y réfléchir. Puis, me dire que j'ai fais le ou les bons choix, sans en avoir le résultat sous les yeux deux secondes après. Le délai d'attente, la prise de recul et la surprise de découvrir tes 24 ou 36 poses plusieurs jours ou semaines après, c'est un sentiment irremplaçable d'excitation, d'euphorie et parfois de déception. Après le numérique a des avantages, c'est un très bon outil d'archivage, ça a aussi beaucoup démocratisé la photographie, pas en la tirant vers le haut qualitativement c'est sûr mais enfin c'est un moindre mal. Le pire ce sont tous les faux effets que les gens utilisent dans leurs photos numériques, pour faire « comme avant ».

C'est terrible, ça n'a aucun sens, le support physique qu'ils sont censés imiter n'apparait qu'en pâle copie et de toute façon ces images sont destinées uniquement à être diffusées sur internet. Des faux polaroids, des faux effets de distorsion, des faux effets chimiques, absolument tout est faux. Je trouve le numérique froid dans son ensemble, beaucoup trop propre, trop précis (et encore quand il est bien utilisé), mais au moins certains l'utilisent pour ces qualités-là, sans tricher.


Le meilleur jaune du monde à 21h54 le 01 août 2011?


Ca alors, c’est un hasard extraordinaire car figure-toi que j’ai découvert à Montréal LE jaune absolument parfait, ce qui tu en conviendras relève de l’exploit. Il s’agit du "Sun Yellow" de Krylon, mais attention, Krylon Rust Tough. Un mec dans mon quartier vend un vieux stock inépuisable de cette peinture antirouille très recouvrante, en plus de tas de statuettes et masques africains. Tu enlèves l’étiquette rajoutée sur la bombe, et tu découvres qu’il s’agit originellement d’un "Sunflower Yellow" de 1991. Le cap est femelle et biseauté(la plaie des sprays en Amérique), mais pour le remplissage c’est l’outil rêvé. Qu’il faut en même temps apprendre à bien utiliser, pour croiser subtilement les couches. Ce jaune repasse les frets marrons, rouillés, dégueulasses, c’est un pur bonheur. Et à mon avis sur la durée, c’est gagnant à 100%.


T'aurais la composition? Je sais qu'en North America les ingrédients sont souvent indiqués sur l'étiquette...


Effectivement, mais là je peux juste te dire qu’il contient du toluène, des xylènes et de l’acétone…




Es-tu partisan de l'outdoor shitting? Si oui, quelles sont les meilleurs feuilles? Et à contrario celles à éviter?


Non ça n’a jamais été mon truc ça. Pisser dehors est un vrai plaisir, tu peux écrire en plus, mais ça vraiment…j’ai la force de savoir attendre, ça doit aider.


C'est pas une force c'est un pouvoir de Jedi mec, que je n'ai pas. Une amie à moi m'a appris il y a fort longtemps que ça s'appelait la "diarrhée du légionnaire"...Moi j'ai pris ça pour un transit soudain dû au stress de la montée au combat...


Oui, le stress de « la montée au combat » ça c'est un classique, je pourrais développer et j'ai des anecdotes croustillantes mais je n'ai pas spécialement envie de parler de caca.


Un bon banc...Bois ou métal?


Bois, sans hésitation.


C’est comme les tables d’écolier, un banc en bois tu le graves, tu ne le taggues pas. Comme les premiers monikers, au 19ème siècle, ils étaient gravés dans le bois des wagons. Et puis c’est plus confortable, l’été tu te brûles pas le cul. Ca me fait penser aux (très) vieux hobos qui racontent que le passage des wagons de bois à ceux en métal a été terrible pour eux, car les boxcars en métal sont de vrais fours pendant les chauds mois d’été américains…ça a tout chamboulé pour eux.


A ce propos sait-on à peu près combien de personnes vivent encore comme ça? Et comment est-ce possible? En France et en Europe il est quasiment impossible de vivre et surtout de travailler sans papiers...


Combien de gens vivent encore comme ça? Si on parle vraiment de ceux qui vivent sans domicile fixe, qui vont de ville en ville, de squats en squats, travaillant ou mandiant de ci de là, et qu'on appelle aussi les « tramps », des centaines. L'Amérique est gigantesque.

Concernant les gens qui se servent juste des trains de marchandises comme moyen de transport, pour voyager occasionnellement, là ça regroupe beaucoup plus de monde encore. Pour ce qui est de vivre sans papiers...je ne comprends pas la question...hormis les Mexicains et autres habitants d'Amérique Centrale et du Sud qui tentent de traverser la frontière sur les trains, et qui se font gauler dans la plupart des cas, les hobos sont tous Américains. C'est une culture typiquement américaine, une culture de l'intérieur. Un sans-papier ne va pas prendre le risque de se faire arrêter sur un train à l'intérieur du pays, ce qui arrive relativement souvent...


Les 3 qualités de Montréal?


Trois qualités seulement, c’est difficile…tout d’abord ce que je disais à propos de l’espace dans la ville, les rues, les parcs, c’est aéré. C’est une ville très facile à vivre et à arpenter en vélo, en plus les automobilistes sont hyper respectueux des cyclistes. Un peu l’antithèse de la rue des postes, pour les Lillois.

Ensuite je dirais l’ambiance générale, les rapports sociaux. Ca fait du bien de vivre au milieu de centaines de milliers de gens sympas, polis, serviables, et surtout détendus du slip. Ici ça ne se fait pas de s’énerver, de hausser la voix, c’est mal vu. D’ailleurs il n’y a pratiquement jamais d’émeutes, sauf pour les matchs de hockey les bonnes années. C’est quelque chose qui aurait pu me fatiguer au bout d’un moment, et qui apparemment gonfle certains Français (en même temps y’a toujours un truc qui nous énerve et qu’on fait mieux que tout le monde), et en fait non, c’est juste super reposant.


En as-tu parlé? Sais-tu d'où cette gentillesse et ce calme viennent? Culturel? Social?


C'est un peu difficile de répondre à cette question en quelques mots, et je ne veux pas parler de problématiques sociales compliquées comme partout, à propos d'un pays que je ne connais que depuis un an.

Mais disons que les Québécois sont avant tout habitants du Québec, avec leur culture, leur langue bien sûr, leur mentalité. Mais ça reste des Américains du Nord pour certains côtés, et notamment cette sympathie spontanée et ce goût du « small talking », et un esprit communautaire développé. Socialement, même si ce n'est pas forcément la fête partout, c'est sûr que les rapports sont plus pacifiés que chez nous, il y a plus de respect, de confiance et moins de tricherie. Tu retrouves ça dans les rapports employeur-employé, propriétaire-locataire par exemple.

Du coup quand tu rencontres un gros con ici, ça fait bizarre. tu n’as plus l’habitude, et c’est d’autant plus insupportable dans un contexte apaisé, pacifié…ça vient te rappeler cette connerie humaine quotidienne que l’on connaît bien chez nous, l’indifférence, la tricherie, la méchanceté gratuite, le machisme généralisé. Et je ne pense pas avoir gagner en patience vis à vis de ça du coup, au contraire.


Troisième qualité, je pourrais parler du climat extrême, ou d’autres trucs, mais il faut bien parler un peu de graffiti sinon tous tes lecteurs vont vraiment finir par s'emmerder pour de bon…alors, le réseau de trains bien sûr.

Tu peins à Montréal des trains qui s’en vont jusqu’au Mexique, qui sillonnent le Canada et les Etats-Unis d’est en ouest, qui sont gros et très variés, que demander de plus ?

C’était mon rêve depuis le début de venir voir les trains ici, les toucher, les peindre. C’est au-delà de mes espérances, c’est comme un rêve éveillé au quotidien. Le vrai plaisir du bench il existe ici, et tout ça à l’échelle d’un continent. C’est magique. Les gares de triage sont toutes aussi belles les unes que les autres, avec leurs caractéristiques propres, leurs animaux, leurs différentes ambiances. Leur niveau de « praticabilité » aussi. Et puis vivre cette culture du moniker, en vrai, à Montréal ou aux Etats-Unis qui ne sont pas loin, c’est comme si j’avais redécouvert le graffiti. Je revis des sensations que j’avais oublié depuis mes débuts, les questionnements, le mystère, l’excitation de la nouveauté.


-9: « Gare de triage à Montréal »

-10: « Le bench, à Baltimore »



Et à ce propos, quels rapports les graffeurs de là-bas entretiennent-il avec les monikers? Respect ultime? Beef?


Tout dépend, il y a toute sorte d'attitudes par rapport à ça.

La cohabitation est par nature assez difficile entre les monikers petits, discrets, sobres, et les graffs qui prennent toute la place sur les wagons. Les graffeurs ici, ça reste avant tout...des graffeurs. Donc comme partout, égos surdimensionnés, respect pour le support et l'histoire de leur propre culture plus que limité. Surtout chez les plus jeunes, les mêmes qui laissent leurs sprays partout dans les yards, qui taguent les installations autour, etc. cela dit, une partie non négligeable fait attention, et essaye tant que possible de peindre autour des monikers, les intégrant ainsi au milieu de leurs pièces...c'est un moindre mal. Un plus grand nombre en revanche, fait bien attention à ne pas recouvrir les numéros des wagons, en peignant également autour, ou en positionnant du scotch par dessus, qu'ils enlèvent ensuite. Cela évite de se faire repeindre les numéros par dessus par la suite, et c'est une marque de respect pour le travail des cheminots.

Ensuite, il faut noter que certains graffeurs ont un moniker, et ceux-là connaissent parfaitement bien l'histoire du chemin de fer et de la culture hobo nord-américaine. Il y en a qui sont hobos eux-même et qui connaissent le réseau par cœur. Ils sont en général plus vieux, plus expérimentés, plus punk. Nombre de légendes vivantes du moniker aujourd'hui ont commencé par le graffiti.

A l'époque ou les anciens peintres du métro New-Yorkais, frustrés, se sont mis à peindre les frets, prenant ainsi conscience de l'immensité et de la beauté du réseau, et suivis par nombre d'autre graffeurs, il se sont retrouvés confrontés aux monikers qui étaient alors uniquement l'apanage des cheminots et des hobos. Il y en avait absolument partout, c'était l'âge d'or de véritables icônes tels que Bozo Texino, Herby, Water Bed Lou, Big Bubba, ou Coaltrain et Colossus Of Roads qui continuent encore aujourd'hui, pour n'en citer qu'une infime partie. Certains très vieux car intacts, pas encore recouverts de peinture.

Parmi ces graffeurs quelques-un ont alors embrassé cette culture, le meilleur exemple étant The Solo Artist, qui petit à petit est passé des bombes aux paintsticks, pour au final ne plus se consacrer qu'à ça, et passer sur des dizaines de milliers de wagons d'une écriture « tag » à un style beaucoup plus simple, beaucoup plus « folk ». Mais tout ça reste très « confidentiel », très underground, et globalement le graffiti au spray est aujourd'hui partout sur les wagons, laissant peu de place aux autres types d'expression, alors que toutes pourraient se côtoyer en parfaite harmonie. C'est vraiment triste de penser que des branleurs de 20 ans repassent en deux coup de Montana 98 des dessins pour certains vieux de plus de 30 ans et réalisés par des papis aujourd'hui disparus et ayant consacrés leur vie entière à cet art. Tout ça par ignorance et par facilité, nombre de dépôts de fret étant assez facilement praticables malheureusement. Et c'est le même problème pour les « vieux » graffs, des peintures datant de dix ans ou plus se font repasser par des petits connards qui plutôt que de kiffer ce qu'ils ont sous les yeux préfèrent peindre leur croûte par dessus avec leur style impersonnel et sans âme. Un train arrive, tu regardes la place qu'il y a dessus, et tu t'adaptes, tu te cases là ou tu peux et si jamais ce n'est pas possible, tu ne fais rien! Ca me désole, et il n'y a vraiment pas grand chose à faire contre ça...


-11: « Le légendaire Colossus of Roads, cheminot à la retraite, réapparaissant sous un graff après quelques années de voyage... »

-12: « Tim Barry, hobo et musicien de Richmond, reprenant sa place »

-13: « The Kodak Kidd, graffeur depuis 30 ans, streaker depuis une dizaine d'année: « Apprenez les règles du jeu et respectez toujours cette culture »



J'ai vraiment l'impression qu'aux States ça a pris une ampleur dinguissime, quand je check des topics au hasard sur 12oz c'est toujours sur le fret...Des whole-cars tellement impressionnants par leur taille et leurs détails(avantage du fret...). C'est l'usine un peu vous vous croisez dans les dépôts? Sur un train qui passe le pourcentage de surface peinte est élevé?


Oui, les graff sur fret c'est un phénomène énorme ici, et assez récent.


Mais déjà, il faut comprendre qu'en général le fret est beaucoup plus développé que le réseau voyageurs en Amérique du Nord...ici les gens prennent les avions pour se déplacer de ville en ville. Dis-toi juste qu'ici, les trains de voyageurs s'arrêtent en plein parcours pour laisser passer les convois de fret qui eux sont prioritaires! C'est un autre monde.

Et donc, il n'y a pas comme en France ce dénigrement pour le fret, et des gens qui peignent sur métros le font aussi sur wagons de marchandise...comment passer à côté d'un tel réseau, une telle audience pour faire circuler ton nom?! Ajouté à ça que pas mal de dépôts sont facilement praticables, ça te donne une scène qui a littéralement explosé avec tout ce que ça suppose comme mélange de qualité, de merdes à profusion, de non respect entre graffeurs, et pour la culture du moniker et pour le support en lui même...il n'est effectivement pas rare de croiser d'autres graffeurs dans les dépôts, en pleine nuit ou en plein jour, et un train arrivé à peu près clean peut repartir le lendemain ou deux-trois jours après complètement éclaté, voir défiguré. Mais c'est comme partout, tu as des spots que tout le monde fréquente, et d'autres plus cachés ou plus éloignés que tu peux facilement arpenter en solitaire...la plupart des graffeurs ne peignant pas sur fret par véritable passion, ils n'en tirent pas spécialement un plaisir de l'exploration, de la dérive dans la ville.


Pour ce qui est du pourcentage de surface peinte, ça dépend pas mal des modèles de wagons...les boxcars étant les plus peints, les places sont chères mais sur un convoi d'une quarantaine de wagon tu trouveras toujours une place, entre les autres graffs, les monikers, les numéros, après c'est sûr si tu t'en fous de tout ça tu peux peindre n'importe ou et repasser n'importe comment. Moi personnellement, si je suis le long d'un long convoi comme ça ou que je passe une nuit entière dans un dépôt plein de centaines et de centaines d'unités, comme c'est facilement le cas aux Etats-Unis, je ne peins pas, je prends tout ce que je trouve d'intéressant en photo, pour la sauvegarde, la mémoire, et je marque le plus de wagons possibles de mes monikers, en prenant soin de me positionner en l'air ou entre les graffs, derrière les échelles, comme ça je sais que mes dessins auront une très longue durée de vie.


A ce propos, il est assez courant de tomber sur des monikers de 20 ans d'âge et parfois bien plus, quand ils ont été sufisamment respectés, alors que la plupart des graffs vieux de dix ans passent difficilement l'épreuve du temps et des intempéries. Pour revenir à la place sur les wagons, il faut savoir que des nouveaux sont toujours fabriqués, et chaque mois des lignes entières sont « lâchées dans la nature ». Sinon pour tout ce qui est tankers, et surtout hoppers et gondolas, là il y beaucoup de place disponible, et les surfaces à peindre sont vraiment bonnes aussi. D'ailleurs tu trouves pas mal de monikers dessus, qui ont une durée de vie beaucoup plus élevée que sur les autres types de wagons. C'est là-dessus que tu vas trouver les plus vieux, intacts, mêlés à la rouille, et si tu repères un bon vieux hopper ou gondola à charbon, tu peux te préparer à trouver quelques merveilles des années 80 voir même d'avant si tu es chanceux et attentif...


Les 3 défauts de Lille?(faut bien hater un peu)


J’adore Lille, je vais te parler de défauts qui ne sont pas spécifiquement Lillois, mais plutôt français je pense. Et après je donnerai 3 qualités pour Lille aussi, elle le mérite amplement.

Lille est une grande ville, mais au final pas autant qu’elle peut donner à le penser au premier abord. Tout le monde se connaît plus ou moins, les réseaux et les têtes ne changent pas tant que ça, l’anonymat est assez dur à avoir quand tu as un tant soit peu de vie sociale. C’est un avis tout à fait personnel bien sûr, ça n’engage que moi.


Par certains côtés c’est une ville violente, dure, socialement parlant. Bien plus de choses m’ont choquées à Lille que quand j’habitais à Paris par exemple, et je n’habitais pas dans les beaux quartiers. En même temps c’est ce qui fait sa force aussi, sa gueule, son identité. Mais tu me demandes des défauts alors je creuse un peu.


Enfin en ce qui concerne le graffiti c’est une scène moyennement motivante. Je ne parle pas des supports, c’est une super ville pour ça, mais du niveau général, qui n’est pas super excitant même s’il y a de très bons éléments. Après bien sûr ça reste une pratique personnelle et je m'en fous de la compèt’, mais un peu d’émulation ça n'a jamais fait de mal à personne. Cela dit c’est très loin d’être la pire des grandes villes françaises sur cet aspect, loin de là, et il y a tout de même de bonnes choses à voir, en tag notamment.


Pour ce qui est des qualités de Lille, je vais essayer de ne pas trop m’étendre là-dessus, je pourrais en parler pendant des heures.

Mais quand même, pour moi il n’y a pas d’autre ville aussi intéressante, intense et accueillante en France. Je n’ai aucune attache familiale dans le Nord, mais j’ai toujours voulu habiter là-bas. Je n’ai pas été déçu. J’aime les villes à forte identité, des villes comme Liverpool ou Belfast sont fascinantes car elles ont cette identité superbe, fière et un peu dérisoire à la fois, et ont plaisir à la faire partager aux curieux de passage, avec chaleur et simplicité. En France, je dirais que l’autre ville vraiment marquée c’est Marseille, évidemment différemment avec le côté méditerranéen, frime et cie…ça a de la gueule, les gens sont fiers, j’aime ça. Mais j'y vivrai jamais, à la différence de Marseille je trouve que Lille est plus ouverte.

Si tu viens t’installer à Lille comme je l’ai fait, en étant hyper curieux de tout, de l’histoire, de la culture locale, tu es accueilli les bras ouverts et tu deviens Lillois à part entière. C’est là-dessus que je veux insister, c'est génial, j’aime cet état d’esprit. Il y a des quartiers déments, comme Bois Blancs que je connais très bien pour y avoir habité et travaillé…personne d’étranger au quartier ne va là-bas, il y a une vraie identité, une vraie histoire dans ces rues. Même si tout n’est pas rose, je ne suis pas en train d’idéaliser quoique ce soit. Il y a à Bois Blancs des tagers qui ne dépassent jamais les limites du quartier, c’est fascinant. Peut être le côté insulaire…


Ce que j’aime à Lille c’est la chaleur humaine, la simplicité des rapports, c’est un cliché qui prend racine sur une réalité. Les bars Lillois sont incroyables. Du moins sorti du Vieux Lille. Tu ne te poses pas la question de l’heure de fermeture, tu rencontres toujours de tout, des jeunes, des vieux, la culture bistro y est très importante. C’est d’ailleurs difficile de ne pas en abuser, ça fait complètement partie du quotidien en fait. Tu retrouves ça dans les braderies, les ducasses, chaque week-end. Se lever tôt le dimanche matin pour aller dans une braderie de 400 ou 500 stands à l’autre bout de la métropole, c’est un vrai bonheur. A Lille, le calendrier officiel des braderies vendu à partir de mars au marché de Wazemmes est mon livre de chevet.


Enfin ce qui est bien à Lille, c’est la région autour.

Tu trouves dans le Nord Pas de Calais une lumière unique, qui sublime des paysages plats, de champs et de petites routes de campagnes pavées. Le Bassin Minier, par certains côtés, est superbe. Ca fait souvent rire des gens originaires de là-bas, parce qu’ils ne voient pas là beauté que tu peux percevoir en débarquant d’une autre région. C’est un endroit à part entière, chargé d’histoire, les paysages, les villes, la population, absolument tout est marqué par l’industrie du charbon. C’est dément, et unique en France. Et puis la côte est superbe, les caps, les longues plages, et toujours cette lumière froide typiquement nordiste, doucement mélancolique. Je m’arrête là et je t’épargne une envolée lyrique sur le Carnaval de Dunkerque, histoire de passer à autre chose…



Le meilleur dessin animé des années 80?


Dur de choisir entre les Mystérieuses Cités d’Or, saga historique complètement dingue, Les Barbapapa, super barré et quand j’y pense aujourd’hui très écolo pour l’époque, et Il Etait Une Fois l’Homme…j’adorais cette série et je me souviens d’avoir attendu toute une année l’épisode sur la révolution française, tout ça pour au final ne pas être à la maison au moment de sa diffusion. J’étais dégoûté. Sûrement que si je revoyais ça aujourd’hui je trouverais ça un peu limité historiquement parlant…enfin tu as là 3 dessins animés, un japonais, un américain, et un français (on dirait une blague des années 80 aussi…et alors le premier entend « je suis le fantôme à la quéquette tordue » et se jète par la fenêtre…), trois dessins animés donc, qui me font dire que quand même à l’époque les gamins avaient accès à des programmes de qualité à la téloche. Peut-être encore un peu aujourd'hui remarque, je ne sais pas je ne regarde plus la télé depuis belle lurette.


Le feng-shui t'y crois?


…...........On zappe celle-là ou tu y tiens vraiment et d'abord je fouille le sujet?...............


Le prochain style de graffiti à la mode?


Alors là, j’en sais strictement rien, je m’en fous pas mal. Il suffit d’attendre 6 mois-1 an et tu verras bien.

Il y a toujours différents styles à la mode, là c’est les trucs old school vintage illustratifs à la Horphée et cie, le crachotis, des tas de trucs sur lesquels il est difficile de mettre des mots, un nom, ou les wild styles ricains ignobles plein d’effets planétaires et de feu intersidéral, et des tas d’autres tendances, mais enfin ça dépend aussi à quelle ville ou pays tu t’intéresses, internet n’a pas encore tout uniformisé je trouve, contrairement à ce qu’on lit souvent. Ce qui est sûr c’est que la 3D est morte et que ce n’est pas un mal. Tiens, voilà peut-être le prochain revival à la mode.


Nooooooooooooooooooooooooooooooon!!!!!


Moi le seul style et période qui m‘intéresse vraiment, en terme de graff je précise, c’est la période New-Yorkaise du tout début, jusqu’à la fin 70’s pour vraiment schématiser. Tout simplement pour la spontanéité, les phases crées dans les graffs de cette époque. Chaque élément étant réapproprié à l’époque sur l’espace de juste quelques années, pour faire avancer le bazar. Et surtout, et c’est là toute la différence, dans une finition absolument dégueulasse. C’est superbe, c’est brut, c’est du graffiti. Toute une culture, populaire à 100%, née du détournement d’un outil de bricolage…la peinture en spray.

Ce style a fait un come back de dingue il y a 7-8 ans, relancé bien avant par des mecs comme Fuzi, Rap et cie, ce qui a apporté du bon et du moins bon. Du moins bon car très vite, des mêmes phases et motifs sont ressortis de partout, comme des éléments incontournables du style old school, devenant du coup super vite chiant. Du bon, et même du très bon, parce qu’un petit paquet de gens se sont mis à « désapprendre » le graffiti, à casser leurs repères, à se lâcher, à s’en foutre des codes, et à ressortir ce qu’ils avaient vraiment en eux, se rapprochant ainsi de l’esprit originel du graffiti, quand tout restait à inventer. Ca a fait un bien fou, enfin pour des gens comme moi, il y a toujours eu des « gardiens du temple » qui défendent une certaine esthétique du graff, disons 80’s aux Etats-Unis, et 90’s en France. Et la propreté, toujours la sacro-sainte propreté. Il suffisait d’écouter les commentaires sur les trains UV à l’époque…Aujourd'hui, pour dire qu'ils aiment bien une pièce, des tas de graffeurs te disent « c'est propre ». Et alors?! C'est propre mais c'est moche, ça sert à quoi? Dans ce cas on fait un concours de murs unis pour voir qui croise au mieux ses couches! Je ne dis pas que pour que ce soit beau il faut que ce soit crade à tout prix, des gens comme Honet, les Os Gemeos ou Remed, pour prendre des exemples variés et connus, font des lettrages très élégants, classe, mais la propreté ne peut servir comme jugement de valeur prioritaire. Elle vient juste servir un propos, un style qui le justifie.

Ca me fait penser aux mecs qui posent des vynils autocollants sur les vitrines ou les camions, qui ont anéanti tout un savoir faire de peintre en lettres, il te disent « c'est propre ».

D'ailleurs au passage c'est une tradition qui n'a pas du tout disparue ici en Amérique du Nord, ou même en Angleterre, tout comme les murs peints. La France a perdu énormément à ce niveau là, c'est très triste.


Pour revenir à la déconstruction des lettres et la transgression des règles, au final, ce qui m’intéresse le plus aujourd’hui en graffiti, ce sont les pièces de « toys », décomplexées, spontanées, imaginatives. Je ne dis pas que c’est du génie, c’est souvent super foireux, et c’est ça qui fait leur charme. Des lettres improbables ou d'une simplicité étonnante, des associations de couleurs très « osées », et des persos complètement zinzins.


-14: « S-Kro, Liévin 2006 »

-15: « Styles, benché à Montréal 2011 »

-16: « Skruk (?!), Lille 2009 »

-17: « Snoopy, St André 2006 »




Je ne peux que te rejoindre à 200% sur ce point, et j'ai bien du mal à me faire comprendre par mes amis, et certains lecteurs de ce blog. Donc pour parler local on est d'accord que Biker est le King de Lille?


Oui, d'après ce que j'ai pu voir, c'est assez évident.

Avec certaines pièces de Spud aussi. Même si je ne me suis pas promené partout dans la Métropole. C'est inventif, varié, et surtout très ambitieux, il ne cède absolument pas à la simplicité. J'aimerais beaucoup le rencontrer. Si tu as 2-3 photos pour illustrer et montrer ce talent à l'état brut aux non-Lillois, je suis preneur!


Pour revenir à la question de base, les modes dans le graffiti, ce qui est chiant avec ça dans le graffiti, c’est que tout va trop vite aujourd’hui. Par exemple, je kiffe le graffiti d’Horphée, ou Tomek plus old school par exemple, mais leurs phases sont trop vite reprises dans tous les sens. Je parle bien de phases, de détails, pas d’énergie en général. Le style qui se dégage de leurs graffs mérite d’être développé par d’autres, mais tu vas dans la plupart des cas juste trouver une flèche qui descend d’une certaine façon, une barre de R décalquée en 10000 exemplaires, bref, du pompage tellement évident que ça en devient ridicule. Je dis pas qu’ils ont tout inventé, mais eux et d’autres ont su reprendre à leur compte des anciennes phases, ou des styles de dessin, d’illustrations plus ouverts que le simple monde du graffiti traditionnel, et tout ça avec un flow d’aujourd’hui.

Pour prendre un autre exemple vraiment actuel et pour rester dans la même clique, je pense qu’un mec comme Saeio par contre, ne peut pas vraiment se faire pomper, parce qu’il n’a pas de recette. Enfin je ne pense pas. Il a réussit à déconstruire ses lettres petit à petit, pour arriver à des lettrages complètement spontanés, avec des couleurs dégueulasses, et une finition assez crade. il expérimente, se lâche, du coup des fois c’est vraiment pourri mais dans tous les cas je trouve ça beau parce que ça fait partie d’un tout. Et c’est très dur à réaliser, toutes ces étapes.


C'est ce que j'essaie d'expliquer depuis 10 ans, avant les débuts du Ignorant Style et de toute cette mode...Déjà à l'époque de mon non-style, quand j'essayais de faire au plus simple, sans aucune influence, aucune, aucune, c'est ce qu'il y a de plus dur: sortir des lettres spontanées. Les gens croient que c'est de la merde, à la va-vite, mais c'est justement ça le but: lâcher ce que tu as au plus profond de toi, laisser ton corps dessiner tes lettres, les courbes, les droites...Alors la drogue ça peut aider je pense mais j'en prends pas!


Non, y'a pas de raison d'être obligé de passer par la case drogue pour arriver à ça. Enfin je sais pas, il faudrait demander à Biker...Bon sinon je précise que je prends Saeio, Horphée ou Tomek en exemple, il y en a plein d’autres, dans tous les pays, mais eux le font à Paris et en quantité, comme ça tout le monde voit bien de quoi on parle.


Internet c'est bien ou c'est trop?


Je ne te dirai pas qu’Internet comme beaucoup a tué le graffiti, mais enfin ça a été une sacrée révolution…comme pour tout, la diffusion de la musique, la vente en ligne entre particuliers, le monde des tribunes, ou le milieu de la danse country par exemple. On a commencé sans ça, ça n'existait pas, on s’en foutait, c’était super notre renommée était locale et on avait l’impression d’être les rois du monde. Mais on avait 15 ans.

Ce que j’aimerais, c’est réussir à me mettre dans la tête d’un mec de 15 ans aujourd’hui pour connaître sa vision du graffiti, lui qui a tout sous la main. Moi j’ai tout découvert tout seul, je ne connaissais aucun graffeur et je ne savais même pas ce que c’était qu’un crew. Je voyais des noms de crews à côté de différents tags, et j’en déduisais qu’il s’agissait à chaque fois d’un même mec, qui montrait de cette manière qu’il était le seul et l’unique à faire tout ça. C’est dire le décalage.

Au tout début, je taguais donc plein de noms débiles différents, je croyais que c’était ça le tag, et qu’on était même pas une dizaine dans ma ville. Et puis petit à petit j’ai compris et là j’ai halluciné et je me suis rendu compte que je n’étais pas tout seul du tout dans le délire. A partir de là ça a été la fête du slip. Bref, tout ça pour dire que l’excitation du début, les mystères, les découvertes, petit à petit, font complètement partie de mon histoire d’amour personnelle avec le graffiti. Sans parler du matériel, des caps, je vais pas te faire le couplet sur les bombes spécial graffiti versus les magasins de bricolage. Quelles étapes peuvent remplacer tout ça aujourd’hui ?


Aucune!


Après, l’intérêt numéro un avec internet, c’est le réseau, les contacts.

J’ai des amis dans plein de villes en France et à l’étranger, qui n’étaient à la base que de simple contacts internet. Tu vas les voir, ils viennent te voir, tu peins, c’est des rencontres humaines qui se construisent autour d’une passion commune, tu kiffes, et c’est parti. Ca marche bien pour montrer des murales, des terrains, des trucs comme ça, pas vraiment du graffiti quoi, tu montres pas ta pratique vandale ça sert à rien. Ou alors d’un point de vue « historique », avec le recul, ou pour l'analyser sur la forme, comme là.

Personnellement internet m’a ouvert plein d’horizons, de projets, de voyages, ça a vraiment facilité les choses à plein de niveau. Avant tout parce que ça permet de montrer, en tant qu’artiste, le boulot que tu développes à côté, et de commencer à te dire, tiens je peux vivre pour mon art, c’est possible. C’est un choix extrêmement difficile, surtout quand tu refuses tous compromis sur ta pratique, et cet énorme réseau aide beaucoup à ça. Enfin ça c’est une autre histoire...


Voilà, pour moi ça c’est bien. Après, y’a les dérives, nombreuses. Dans le graffiti, l’uniformité des styles, on en a parlé un peu, font que les styles s’internationalisent. C’est vrai que c’est dommage. Avant, on parlait de style scandinave, italien, polonais, et même bordelais, toulousain, parisien…encore une fois, je trouve qu’il y a encore des caractéristiques propres à chaque région du globe, à certaines villes.


Le style de tag de Philly tu ne le trouves qu’à Philly, c’est clair. Il est imité, mais jamais convenablement, tout est dans l’histoire locale, le flow, qui se transmet là-bas. Pareil pour Sao Paulo bien sûr, Los Angeles, etc, ce ne sont là que des exemples « probants ». Il y a aussi la cyber-fame, les zozos qui se font un nom sur internet juste pour se faire mousser, souvent très jeunes…mais là, y’a juste à s’en foutre, c’est pas important.


Non le pire, c’est la diffusion du graffiti comme phénomène de mode et commercial. Aujourd’hui, clairement, ça fait vendre. Associé à ce terme minable de « Street Art », inventé de toute pièce par des commerciaux, des galeristes et autres rigolos, et repris bien sûr à bon compte par de nombreux « artistes ». Tu découvres du jour au lendemain des gens qui débarquent de nul part et qui se réclament du graffiti, pour vendre leurs saloperies et faire des expos bidons, ridiculisant notre culture, et son histoire. C’est le grand concours du plus que médiocre, du graffiti sur paires de basket, du « body painting », des trucs gnangnans en tous genre. Arrêtez tout ça et qu’on se remette à peindre sur des vestes en jean, à l’ancienne !

Encore une fois, on peut s’en foutre, chacun fait ce qu’il veut, très bien, ces gens là prennent des places qu’on ne veut de toute façon pas occuper. Mais c’est rageant de voir cette usurpation et tout cet engouement pour du sous-graffiti quand à côté de ça se multiplient les amendes disproportionnées et les peines de prison pour des gens qui eux, font vivre cette culture pour de vrai encore aujourd’hui. Même si ce n’est pas l’idéal, je ne suis pas contre les « plans déco » lorsque ton boulot reste libre, et que tu travailles pour un commerçant indépendant (qui doit te payer), une asso, ou autre. Il ne s’agit juste pas de graffiti, et tu ne peux limiter ta pratique à ça. Mais faire ça pour vendre des fringues pourries, des téléphones portables, des bagnoles ou du soda, c’est honteux. Ou alors tu es graphiste, tu choisis ton camp, bien, et tu ne te réclames pas du graffiti. Faut bien bouffer aussi.


Mais le graffiti, à la base, historiquement, c’est un art du ghetto, c’est une revendication identitaire dans un environnement sauvage et ultra capitaliste. Alors voilà, ça c’est un discours qui passe rarement quand on te propose des plans, des trucs débiles, tu passes pour un ringard qui braille, le drapeau rouge à la main, et qui devrait pourtant être bien content de gagner quelques euros ou même beaucoup plus en dessinant 2-3 petits mickeys sur un mur ou sur une nénette à poil dans une boite. Ben non, « militant » n’est pas un gros mot et la passion ne s’achète pas…ça manque d’authenticité tout ça, et internet à pas mal contribué à ça, selon moi.


Tu peux comprendre les végétariens?


Sans transition! Evidemment que je peux les comprendre, mais je serais bien incapable de l’être moi-même. J’ai des amis qui le sont, alors qu’ils adorent la viande…c’est balèze.

Je trouve ça bien de militer contre l’élevage en batterie et toutes ces saloperies, il suffit alors de bien choisir, même si ça a un coût.


Bref, là je t’avouerai que j’ai du mal à retomber sur le graffiti.


Pour parler écologie, dans le même ordre d’idée, je dirais que je serais bien incapable d’arrêter le graffiti sous prétexte que les bombes polluent. Même si tu peux peindre sans ça, c’est pas pareil.


Je passe au moins dix minutes quand je peins à bloquer là-dessus, à chaque fois...Le bruit de la peinture et du gaz qui sortent dans un ballet commun, ce "pssshhhhiiiit" magnifique, ça a toujours été mon kiff premier, remplir, pour voir et entendre. Et puis ce trait que tu manipules à ta guise(enfin après quelques années d'expérience...) Je pense aussi que sans bombes il n'y a pas de graffiti, c'est pour ça que j'ai du mal avec les graffs au rouleau, ou même juste les remplissages au rouleau.


Je ne sais pas, il y a des villes qui ont développé le graffiti sans sprays, comme dans pas mal d'endroits en Amérique du Sud par exemple. Ca a créé autre chose, d'autres styles d'écriture, regarde les pixaçaos par exemple. Les graffs contours rouleaux j'aime beaucoup, quand c'est justifié pour se placer en l'air, sur les voies ou sur les toits, à la perche. Pareil pour les tags, j'adore ça, ça fait très slogans CGT.


J'ai toujours aimé ça, petit les tags au rouleau sur les routes du Tour de France me ravissaient, les noms des cyclistes, les sigles basques, catalans, bretons, et puis les grosses bites qui s'étiraient le long des vues aériennes en hélicoptère. Et plus récemment pareil avec les énormes seringues, c'est génial! Il y a 7-8 ans j'avais réalisé un fanzine consacré uniquement au graffiti au rouleau, lors de son arrivée en France, ça s'appelait « Fraggle Rolls United », avec des photos, des interviews, mes potes de Rennes et moi on était à bloc de tags au rouleau, pour nous c'était révolutionnaire.


-18: « Rennes 2003 »


Je voudrais revenir en arrière sur la question de l'écologie et dire à tous les cakes qui laissent leurs sprays dans les spots, les dépôts, que le fait que je contribue moi-même à la pollution rien qu'en utilisant des sprays n’est pas un argument à me donner chaque fois que vient le sujet du graffiti et de l’écologie: prendre 5 secondes pour embarquer vos bombes pour les jeter là ou il faut ne devrait pas nuire à votre image hardcore contrairement à ce que vous semblez penser. Ici je nettoie tout le temps mon yard, c’est fatigant. En plus de griller les plans encore plus, ça bousille le milieu naturel ou vivent les animaux. Je vais encore passer pour le moralisateur donneur de leçon qui lève son petit poing trop haut, mais c’est comme ça, c’est une réalité à laquelle vous devez faire face.


Avec gants ou sans gants?(comme capote ou pas capote...)


Sans gants et avec capote !

Et alors là je ne vois vraiment pas le rapport, ou alors je le vois trop bien et je te vois arriver avec les gros sabots du mec qui dit que la capote gâche le plaisir, et que bon, une fois de temps en temps, une petite prise de risque peut valoir la peine.

C’est naze.


C'est naze mais t'es d'accord que c'est quand même autre chose? T'as quand même l'impression de subir, de faire quelque chose de mal, de devoir la mettre parce que des scientifiques ont laissé échapper des singes contaminés par un virus secret pour que les gouvernements aient un nouvel outil de contrôle des peuples. J'exagère mais c'est quand même pas génial, même si c'est dangereux de ne pas en mettre.

Les gants c'est pareil, je sais que je peux aller en gav juste pour quelques gouttes de peintures sur les ongles, pour le remplissage ok, mais pour les contours, impossible de laisser des gants, c'est le moment où tu vis le truc, où tu commences à vraiment mettre des coups de rein.


Oui effectivement tu exagères.

Je n'ai pas spécialement l'impression de faire quelque chose de mal, juste parce que je mets une capote. Ca fait partie du jeu aujourd'hui. Après si la perspective de la maladie et de la mort n'est pas suffisante pour convaincre les gens, il n'y a pas grand chose à faire.


Mais après cette aparté préventive, parlons gants. Tout dépend des plans bien sûr, mais je déteste mettre des gants, j’aime pas le contact avec la bombe après, tu sues à mort, et puis, ça a un côté trop professionnel qui me gonfle. Après bien sûr tout dépend du contexte et si tu as besoin à tout prix de sortir d’un plan sans sprays et sans peinture sur les mains c’est plutôt conseillé de passer sur ses petits caprices. Mais enfin, j’aime avoir les mains sales, pleines de peinture, de rouille, de terre, tu rentres chez toi et tout le plaisir est dans la douche que tu prends en arrivant. Tu te purges, tu te nettoies et tu passes à autre chose. C’est comme les masques, c’est très con mais je n’en utilise jamais. J’en ai un pourtant, mais les cartouches sont niquées depuis une bonne dizaine d’années et je ne les ai jamais changées.


J'en parle souvent avec des badauds qui me croisent en train de peindre, ou même avec ma mère, mais respirer les gaz et les aérosols de solvants et de peinture, c'est ça aussi mon kiff, mon côté maso. Au moment de la mort de Iz the Wiz(qui a vidé cent fois plus sprays que moi, et respiré bien plus de merdes dans les tunnels du métro de NY) tout le monde montait sur ses grands-chevaux, mais moi je trouve ça cool. Le mec est une Légende, le KING du graffiti, il a vécu jusqu'à 50 ou 60 piges(donc il serait mort dans 10 ou 15 ans quoiqu'il arrive)(bon certes dans des conditions atroces sur la fin j'imagine) mais il a vécu et fait quelque chose que personne d'autre n'a jamais réalisé et ne réalisera probablement plus jamais. Tu vois c'que j'veux dire?


Sur le plaisir de respirer les odeurs de bombes, je suis tout à fait d'accord, certaines senteurs sont immuables, et elles me font toujours penser à mes débuts...c'est irremplaçable ça aussi.


C'est comme la clope, je ne fume pas mais à chaque fois que je sens la fumée, je suis tout de suite projeté en arrière dans les années 90 en plein kop de la Tribune Loire à Nantes, ou j'assistais à tous les matchs avec des amis qui fumaient. Personne ne fumait à la maison et cette odeur, immanquablement, à chaque fois et donc presque tous les jours, me rappelle tout un tas d'autres sensations liées au foot. C'est vraiment dingue.


A propos du masque, j'ai conscience que c'est stupide de ne pas en mettre lors des grosses peintures, et je n'ai pas d'arguments pour ne pas en porter, si ce n'est que c'est hyper désagréable de peindre avec un truc qui te serre et te fais suer de la tronche pendant des heures.


Pour Iz The Wiz, bien sûr c'est une histoire assez incroyable, mais je ne trouve pas ça spécialement admirable. C'est une vision un peu trop romantique du truc. C'est sûr, on peut tous mourir du jour du lendemain, mais enfin j'aime trop la vie pour accepter de perdre 10 ou 15 ans juste par idéal, par soucis de cohérence.



As-tu déjà fait la gueule à tes lettres? Séparément? Toutes ensemble? Pourquoi?


Mon nom est vraiment mauvais, question tag.

J'ai mis pas mal d'années à arriver à des tags à peu près satisfaisants, car les lettres s'enchainent mal. Effectivement, j'ai fait pas mal la gueule à mes lettres.

Maintenant j'arrive à décliner mon nom en oneline, en lettres séparées, en verticales, ça fonctionne. Mais je suis parfois amusé de voir les styles pourris que sortent avec mon nom les amis qui me font des dédicaces. Les qualités ou les lacunes d'un tager se révèlent au grand jour dans cet ultime exercice qui est d'écrire à sa manière tout autre nom que le sien...et bien même les meilleurs de mes potes, pour certains excellentissimes, ont parfois du mal à l'enchainer.

Mais mon nom est le résultat d'un long processus au début de ma « carrière » graffiti, alors que j'étais incapable de me fixer sur un nom définitif. Je changeais tout le temps, parce que j'étais trop exigeant, je cherchais le nom parfait, au niveau des lettres, mais surtout au niveau du sens et de l'impact « sonore ». Mieux vaut être exigeant que pas assez en la matière, quand je vois tous les noms vides et sans âmes que beaucoup de tagers choisissent aujourd'hui.

Bref, après quelques années a poser différents alias en grande quantité, j'en avais vraiment marre de ne pas pouvoir me fixer et « récolter les fruits » de l'ensemble de mes activités...être connu par rapport au tag était pour moi, ado à l''époque, très important! J'ai alors commencé à taguer Jiem à un moment donné, en 1999. Il s'agit de la mise en relief des initiales de mon prénom, Jean-Michel. Avec ce nom, je me suis dit, bon, celui-là il me définit trop bien, je ne peux plus le lâcher. Et ça a marché, je ne l'ai jamais lâché, alors que tous les autres sont passés à la trappe.

Par contre j'ai toujours continué à poser d'autres nouveaux noms en parallèle, surtout à Lille en fait, par soucis de « discrétion » et pour le plaisir de varier.




Pour ce qui est du graff mon pseudo ne m'a jamais posé de problèmes, l'exercice n'étant pas le même et étant en fait, beaucoup moins difficile. Concernant le flop, c'est encore autre chose, l'enchainement des lettres est en général moins un soucis que sur un tag, toute la difficulté réside dans la faculté à tracer des lettres à peu près rondes, vivantes et rapides. Le but étant de retrouver le même flow, la même énergie que dans ton tag. Les lettres de mon nom ne sont pas trop mal pour ça.





Quelles sont les aventures extra-conjuguales qui t'ont laissé le meilleur souvenir?(en lettres bien sûr!)


Je ne rentrerai pas dans les détails de mes dernières aventures extra-conjugales sur Lille pour des raisons évidentes, et aussi parce que la part de mystère dans le graffiti...c'est important. Suite à différentes gav qui se sont multipliées les dernières années, et sachant que Jiem est devenu mon nom d'artiste en général, plus seulement de taggueur, j'ai varié autant que possible les pseudonymes sur Lille.

Malheureusement c'est une discipline à laquelle j'ai du mal à me plier et ça m'a posé quelques petits soucis. Par contre en dehors de Lille, la liberté est totale, et ça c'est bien.


Ton nom il te définit, tu l'as dans la peau, le fait de le poser tout au long des années aide à combattre le temps qui passe, c'est un rituel immuable qui est, quelque part, très rassurant. Mais en même temps c'est vrai qu'un nouveau nom est toujours très excitant, tel pseudonyme sera choisi pour son nombre de lettres plus élevé, pour donner plus de mouvement, celui-là parce qu'il a un A et que tu veux retourner au A « triangle » de tes débuts, celui-ci parce qu'il sera très bien adapté à la verticale, ou parce qu'il fonctionne bien dans un style simple, « parisien », et que tu as justement envie d'un petit retour au fat cap, etc.


En quels termes réfléchis-tu à l'abordage du dessin d'une lettre? Flow? Impact? Fun?


C'est un sujet très vaste, et l'approche n'est pas la même selon que l'on parle de tag, de flop ou de graff. Pour le tag et le flop, le plus important pour moi c'est le flow et l'impact, ou l'impact seul en ce qui concerne le tag. Sachant que celui-ci peut se faire sans flow du tout, avec des lettres bâtons par exemple. Par contre je n'aborde pas les lettres seules, à part. J'ai toujours trouvé bizarre les pages d'alphabets graffiti, il y a quelque chose d'un peu absurde là-dedans. Je ne sketche jamais, je ne prépare jamais mes graffs, mais je peux remplir des pages de tags et de flops, juste pour travailler les enchainements.

Tout est là pour moi, les enchainements et le placement des lettres les unes à côté des autres.


De toute façon je n'aime pas les tags avec trop de zigouigouis, ou alors dans un style bien défini comme le wicked style de Philly, qui a une histoire, ou celui que développent certains mecs à Paris depuis quelques années, les PAL et cie. Il y a du bon là-dedans, mais c'est très périlleux, ça peut être vite pourrave pour les (mauvais) suiveurs. Le style qui me plaisait le plus à mon commencement et toujours aujourd'hui, c'est le « style parisien » des 90's, et qui continue un peu aujourd'hui, les Smat, Here, Oeno, Kooce, Colorz, Degré, Legend, Fizz, Vans, Yena, Cryno, Verz, Weane, Drag, Riske, Kirs, Kode, O'clock, Neak, Bonté, j'en passe et des meilleurs! Il y en a tellement. Et surtout sans oublier Azyle, le tager ultime...tous ces noms m'ont donné envie de faire du graffiti, de taguer. Smat pour moi c'était le tag parfait, avec tout le crew CMP, du beau fat noir, épais, qui te remplissait un store, une camionnette ou une belle verticale le long d'une gouttière de rez-de chaussée juste avec quatre lettres bâton. On parle bien d'impact, là, sans aucun doute.


Pour ce qui est du graff, c'est complètement différent...comme je disais je fais des graffs assez variés, spontanés, sans préparation, sans recettes, enfin je pense. Mais ça n'a pas toujours été le cas, et les deux-trois premières années de pratique j'ai gratté pas mal de papier, je travaillais mes lettres de manière classique, je les calibrais bien, je les tordais tout ça, c'était bien kitsh. Et puis c'est vite parti en vrille et tout en développant des styles plus lâchés, plus libres, j'ai surtout cherché à me construire un style personnel par rapport aux persos, au fil des ans.


-23: « Ryme, 1998 »

-24: « Beerz, 1999 »

-25: « Jiem, 1999 »

-26: « … 2000 »



Maintenant le fun a de l'importance dans la manière dont je peins mes lettres en graff, c'est sûr, le flow pas du tout. L'impact, pas en terrain, mais en rue oui forcément. De part le placement et l'espace occupé, et ça même avec des lettres un peu débiles comme je peux le faire.

On parle bien de ma pratique, pas de ce que j'apprécie en général.


J'adore les graffs qui ont du flow, en rue ou en terrain, et qui dansent. Je kiffe certains wild style aussi, bien traditionnels, qui dégagent une belle énergie, qui marient bien les couleurs fonky. C'est juste que je ne recherche pas ça dans mes productions, je suis à la recherche de quelque chose de plus brut. Par contre je reste attaché au remplissage-contour, je ne suis pas trop fan des graffs déconstruits, ou le fond et les lettres viennent se confondre, se mélanger, s'annuler. D'ailleurs j'adore quand il n'y a pas de fond, sur un train pas exemple. J'ai en fait une vision assez originelle du graffiti: tag, flop, et remplissage-contour.


Mais enfin, je ne suis pas la personne la plus indiquée pour parler de lettrages, je n'en peins plus plusieurs fois par semaine, en général je suis plus entrainé par d'autres, et je m'adapte aussi à la manière de peindre de mes potes sur le moment quand il s'agit d'une « fresque ». Je suis très souple en fait, et du coup j'en arrive à peindre beaucoup plus proprement que je ne le ferai seul. Par contre autant je peux passer des jours sur un mural, peindre en grand, mais un graff ça me fait vite chier, pas plus de deux heures maxi en terrain, ça c'est quasi devenu la règle de base. En général c'est une heure, pas plus.





Quelles sont les lettres d'autres personnes qui te viennent en tête qui font swinguer l'esprit?


Pas évident comme question, en tout cas en terme de « swing » je pense surtout aux tags et flops, les graffs ne rentrent pas vraiment dans ma mémoire, même si j'en kiffe certains sur le moment. Comme ça, spontanément et en vrac je dirais pour les flops les R de Remio, les récents avec le haut pointu, le G de gusto, bien dodu, les R de VFR,toutes époques confondues, car super rapides, vifs, le G de ghost, tout rond tout old school, le M de MQ ça je suis fan, (le Q est pas mal non plus d'ailleurs), le E de Nekst, avec cette « tête » un peu pointue, agressive, les S de Kiss et le F de Fizz aussi, avec la barre du milieu démesurée, super ronde, histoire de ne pas parler que des ricains!

J'en oublie des dizaines et des dizaines, c'est juste ce qui me vient à l'esprit, comme ça, des trucs qui m'ont vraiment marqués.

Pour le tag, le J bouclé de Jesie 132, ça c'est clair, ayant un J dans mon nom il m'a vraiment marqué ce mec là, le H fumeur de joint de Stay high 149 (une révolution), le R de Zephyr qui descend bas en pointe pour ensuite remonter en spirale bien ronde (j'en ai trouvé un récemment sur un fret, c'était quelque chose...), le E minuscule final de Azyle qui descend tout droit, enfin voilà, surtout du tag et du flop en fait.


Mais encore une fois j'ai du mal à penser en terme de lettre seule, isolée, quand je pense à tous ces gens je pense d'abord à leur nom en entier, et au flow qui s'en dégage. Va sortir une lettre en particulier de Twist ou Amaze, par exemple...c'est impossible, c'est un tout. Leurs tags ont du mouvement, du flow, les lettres s'enchainent parfaitement, ce n'est pas une lettre précise qui fait leur qualité. Azyle, son tag est une tuerie, car les enchainements sont parfaits, à commencer par le A et le Z d'une simplicité improbable.


Allez tiens pour Lille, je pense à certains Z de Keyz, au S de Buenos qui se termine en boucle, très bon, mais pfff c'est pareil, ça n'a pas de sens d'isoler une lettre comme ça, le cas de Buenos est encore un bon exemple: son tag s'enchaine du B au S sans interruption, c'est du classique avec un flow bien d'aujourd'hui. D'ailleurs le premier enchaînement bouclé à partir du B, me rappelle avec grand plaisir les tags de BDB à Paris, en moins rond. Mais une lettre n'a pas forcément besoin de swing pour avoir de l'impact, regarde le T de Smat, qui descend jusqu'en bas à la verticale par exemple.


Pour ce qui est du graff je ne vois pas vraiment, il faudrait y réfléchir un moment, ça perdrait en spontanéité, je peux te citer plein de mecs dont j'appréciais les graffs, et qui ont eu de l'influence sur moi à l'époque, Nascyo par exemple, Inupie, Honet avec son style des 90's wall-car super massif et assez original, etc, mais pareil, tous ces gens faisaient du graffiti assez spontané, je ne peux pas ressortir une lettre plus qu'une autre, leur talent ressort au sein d' un tout.


Dans un reportage récemment visionné par moi-même(Globe Painter en Chine), un artiste local dit qu'il a privilégié l'alphabet occidental plutôt que son alphabet maternel pour le graffiti, car celui qu'il a appris comporte des milliers de signes...J'écoutais que d'une oreille mais en gros c'était ça. Bref, crois-tu que les limites du graffiti et de la lettre seront atteintes un jour? Si ce n'est déjà fait...Et que celui-ci n'est plus qu'un médium qui ressasse, et non un art, qui crée.


Déjà le médium change, de nouveaux outils apparaissent, détournés, comme toujours. Cette capacité d'adaptation, et la surenchère, ça fait complètement partie de la culture graffiti, et ça le fait évoluer.


Pour ce qui est des limites de l'alphabet, je pense qu'il reste encore beaucoup à faire, quant à savoir s'il y une limite à ça, je n'en sais rien. Ce ne sont pas des questions qui me préoccupent beaucoup, mais elles sont intéressantes. J'aime le côté traditionnel du graffiti, mais au-delà de la forme, des lettres, des avancées et des modes stylistiques, ce qui m'importe plus c'est les histoires qu'il y a derrière. Les personnalités, les anecdotes, l'aspect local, c'est comme avec les monikers...il y a peu de monikers qui te laissent sur le cul, stylistiquement parlant. Ce n'est pas impressionnant, tu n'as pas affaire à des virtuoses du dessin. Il s'agit d'un art de vagabonds et de travailleurs du rail, à la base.

J'aime l'art quand il est brut, spontané, populaire, je ne suis pas impressionné par la virtuosité technique, et je ne cherche pas à être un bon dessinateur, de lettres ou d'autre chose. Quand je peins des murales, donc plus des personnages, des choses comme ça, ce qui m'intéresse c'est de toucher les gens avec un style simple, accessible, avec toujours comme idée derrière la tête de susciter des vocations. Chez les enfants notamment. Pas forcément sortir et faire du graffiti, juste se lancer dans une forme d'expression artistique comme le dessin ou la peinture. « C'est bien fait » n'est pas spécialement un compliment pour moi. « C'est drôle », ou « c'est une image forte », beaucoup plus.




Je me suis un peu éloigné de la question de l'alphabet là, mais l'idée c 'est juste de dire qu' autant en persos qu'en lettres, je n'accorde pas d'importance à faire partie d'une avant-garde, à faire du « nouveau » à tout prix. Encore une fois, voilà, tu me parles de lettrages mais moi les lettres je ne les travaille pas vraiment en tant que tel, je travaille sur le processus, sur la manière de les cracher spontanément, pas en cherchant forcément l'équilibre ou le bon calibrage, propre et « sans erreurs ». Mais dans cette optique plus classique, je pense qu'il y a encore beaucoup à explorer, et certains le font très bien encore aujourd'hui, dans tous les pays ou le graffiti s'est développé.





Les lettres ont-elles un vrai caractère ou est-ce comme le fait de voir un visage dans un objet (phénomène qu'on appelle la pareidolie)?


Les lettres sont crées par l'homme, et je pense que le caractère qu'on attribue à celles-ci, surtout nous graffeurs, traduit bien le phénomène dont tu parles. Et je connais très bien ce phénomène! Le meilleur exemple étant le E minuscule en flop, qui va passer d'une expression joviale, à une moue triste à un air très agressif, selon les peintres. D'ailleurs, beaucoup rajoutent des yeux, des dents. Et puis le fait que les lettres dansent, qu'elles s'étirent ou qu'elle s'arrondissent goulument, nous évoque forcément des expressions humaines.


Une conclusion?


Oui, avant tout merci pour l'interview, et bravo à ceux qui sont arrivés jusqu'au bout...on est un peu passés du coq à l'âne parfois mais j'aime bien cette manière de faire. Surtout, pour ce qui est du graffiti, c'est bien d'accorder de l'importance au témoignage écrit. Il ne faut pas se laisser voler la parole par des théoriciens en général complètement à côté de la plaque au niveau des enjeux artistiques de cette culture.

Dans le graffiti, les gens reprochent souvent à certains de faire trop de blabla, de parler plutôt que d'agir , et cette interview ne devrait évidemment pas échapper à la règle. Mais mettre des mots sur sa pratique c'est primordial, savoir en parler, savoir expliquer, savoir transmettre ses connaissances et ses expériences.

Sans vouloir jouer au vieux con, ou au vieux tout court puisque je ne le suis pas. Pour moi l'histoire et l'aspect traditionnel des différents types de graffiti comme de la musique, de la danse, du cinéma ou de tous autres arts, c'est important. C'est ce qui fait que tu te sens faire partie d'un tout, d'un parcours et d'une évolution collective. Ce n'est pas quelque chose dont j'ai toujours eu conscience, et tant mieux car en même temps il ne faut pas que tout repose là-dessus. La spontanéité et l'individualité c'est important aussi, primordial même. Sinon tu n'avances plus et tu vis dans un état de nostalgie permanente, c'est malsain et ça ne t'aide pas vraiment à aller de l'avant.

Le graffiti est un art vivant, qui évolue, et c'est bien... même s'il n'y a pas que des bon côtés à son évolution récente, voir aucun dans sa commercialisation. Mais le « vrai » graffiti existe toujours, il n'est pas mort. Merci et respect aux gens qui s'accrochent et qui font vivre cette culture alternative encore aujourd'hui.






Flash de dernière minute: Jiem vous proposera bientôt un livre(auto-publié, tirage limité, alors débrouillez-vous pour l'avoir)sur cette magnifique culture des monikers et du rail nord-américain. Il vous conviera également à une exposition à Lille au printemps prochain. Il cherche également un frigo, et un appartement pour début novembre à Lille.


Et bonus de dernière minute, son TOP10 des meilleures expressions québécoises:


Prendre une brosse---->se bourrer la gueule
Être pacté---->Être bourré
Être gelé---->Être défoncé
Foufounes---->les fesses!
Des boules--->des nichons
Capoter---->sens assez large, halluciner ou paniquer
Ecœurant---->superbe, génial, ça marque l'admiration quoi!
Se faire fourrer---->se faire avoir, se faire rouler :)
Niaiser---->se foutre de quelqu'un
J'suis crampé---->J'suis mort de rire
Une débarbouillette---->un mouchoir, une serviette pour s'essuyer le visage.


Conversation 3:21pm, FB:

"tiens vazy sans vouloir faire le gros relou, mets kodak à la place de débarbouillette :)
c'est plus dans le theme de l'interview"

Un kodak étant utilisé pour "appareil photo", comme vous l'aurez deviné...

Bon ça va suffire maintenant!






16 commentaires:

  1. Superbe interview, surtout après avoir lu "Freight Train Graffiti", on se passionne de plus en plus pour ce support.

    Je souhaiterais disposer du prochain ouvrage en boutique, pour pouvoir feuilleter tout ça c'est possible?

    RépondreSupprimer
  2. Merci à l interviewer et l interviewé.
    You rock!
    ??yt

    RépondreSupprimer
  3. Merci pour cet interview, enrichissant, motivant, et plein d'autres choses.

    RépondreSupprimer
  4. J'ai flingué ma matinée mais grand merci a vs deux

    RépondreSupprimer
  5. Adjudant Tifrice23 août 2011 à 19:52

    Passionnant, merci ! Et coup de chapeau pour la mention de Belfast, j'y ai vécu un an et c'est exactement "that kind of town" -- si vous passez par Le Havre un jour, faites donc un tour dans les quartiers portuaires...

    RépondreSupprimer
  6. "Ca me fait penser aux mecs qui posent des vynils autocollants sur les vitrines ou les camions, qui ont anéanti tout un savoir faire de peintre en lettres, il te disent « c'est propre ». "

    > Bravo! Belle image.

    RépondreSupprimer
  7. Excellent, bravo à vous, c'est long mais passionnant, donc... on lit tout. Vivement l'expo et le bouquin. becs (philémon)

    RépondreSupprimer
  8. Excellente cette interview, des point de vue intéressants,un état d'esprit que je partage, je me sens moins seul!
    Tu tiens par ailleurs un très bon blog, tu montres de belles choses, beaucoup de détails que je remarque et que j'aimerais exposer sur l'internet. Chose que je ne fais pas par manque de motiv ou d'organisation de mes données.
    Merci!

    RépondreSupprimer
  9. Superbe itw bien loin de tous les clichés qui pourrissent le truc, je crois bien que c'est la 1ére fois que je me retrouve a 100% dans les propos d'un autre graffeur, quel plaisir!
    encore merci les gars.
    http://www.flickr.com/photos/ghouls_n_ghosts/

    RépondreSupprimer
  10. Ouais cool à te lire!
    Je te reconnais bien là.


    dédé

    RépondreSupprimer
  11. énorme jiji , passionnant , drole , censé, pleins de belles images...je suis content d etre tomber dessus super ne changes pas et bientot autour d une pinte...
    jicé
    ps:je veux un bouquin ramènes s'en plusieurs ça va interesser pleins de copains

    RépondreSupprimer
  12. très bonne itw, enfin des points de vue ET des questions intéressants !

    c'est aussi l'occasion de se rendre compte à nouveau de toutes les références en commun("le J bouclé de Jesie"), ce truc magique au mouvement, presque intuito-cognitif !

    allez 2h32, demain on bosse... bonne nuit

    RépondreSupprimer
  13. SUPERBE VIDEO DE SMAT 156
    http://www.youtube.com/watch?v=fwwxF5UOLNw&feature=endscreen&NR=1

    RépondreSupprimer
  14. Un humain activiste...comme on aimerait plus en voir !- bon taff et bon propos ! kiffant ! keep it real Jiem...

    RépondreSupprimer
  15. sans doute une des meilleure interview grafiti que j ai pu lire
    merci !

    RépondreSupprimer