lundi 23 juillet 2012

Railscapes


Voici le genre de mail qui une fois lu laisse rêveur, songeur, perturbé. Je vous le partage.



J’affiche des images sur Flickr depuis un an: http://www.flickr.com/photos/chieute/. Quand le blog Capdorigine m’a contacté avec un message court et déterminé: «J’aurais beaucoup aimé m'entretenir par mails avec vous».

Il m’a posé trois questions qui sonnaient comme une enquête de journaliste ou de chercheur :

-D’où vient ce goût pour les voies ferrées et vues du train?
-Comment rendre l’instantané dans un train en mouvement?
-Une ligne fétiche?

Les images qui émaillent ce texte ont été choisies par lui et permettent de comprendre pourquoi ces questions peuvent m’être adressées, j’ai répondu assez longuement, mais le dialogue n’était pas encore installé, parce que je n’avais pas encore lu le texte qu’il m’a ensuite joint, et je ne comprenais pas pourquoi il me posait les questions dans cet ordre. J'y sentais quelque chose de lui, mais je n'avais pas la clé. Il m'a orienté sur son blog, notamment ce texte: http://capdorigine.blogspot.fr/2012/01/echapper-soi-meme.html, l'entretien peut maintenant aller directement à l’essentiel.

Ce texte m’a rappelé une anecdote avec un ami de jeunesse. Nous étions étudiants en philosophie à Lille, vers les années 1990, dépressifs, paresseux, prétentieux (enfin surtout moi), mais toujours dans un humour radicalement noir, ce que je ne perdrais pas. Il m’a dit à peu près: «Quand on rencontre quelqu’un, les préliminaires sont souvent pénibles, il faut attendre des semaines pour commencer une conversation un peu intéressante. Je vais écrire un petit livre: Introduction à moi-même. Comme ça, quand je rencontrerais quelqu’un, je lui donnerais le livre, et dès qu’il m’aura lu, on pourra en parler et aller à l’essentiel».

J’adhérais avec enthousiasme, j’ai rêvé de nombreux plans pour ce livre que je n’ai jamais écrit(heureusement). Cet «essentiel» auquel je croyais était un mélange d’idées abstraites banales et de narcissisme. Voilà pourquoi je peins beaucoup plus que je n'écris. Par contre, Capdorigine a réussi magistralement cette introduction à lui-même. Son texte plante directement le décor, ou un champ de bataille. Je suis un artiste conscient, je prête moins d’importance aux images faîtes que les réflexions que j’en tire. Je pratique la peinture comme une philosophie appliquée, plus rapide à lire. Du coup, s’il on toque à la porte d’une image, il y a une pleine caisse de pensées derrière. Tant pis pour ceux que cela ennuie, il ne fallait pas demander.

Je me tuerais, c’est certain, par contre je ne sais pas encore quand. Je ne le ferais plus sur un coup de tête. C’est beau en film, mais cela suppose justement un spectateur, c’est fait pour les autres, pas comme une décision personnelle, rationnelle, mûrie. Je ne me jetterais jamais à la tête d’un conducteur de train ou de métro, je partirais plutôt à pied, sans gêner personne, pour mourir d’épuisement. Il y a toujours de ces réalistes qui vous disent que ce n’est pas possible d’être aussi froid, que dans ces moments là on ne peut pas être lucide. Ce raisonnement me semble abstrait et purement idéaliste, il suppose une idée préconçue de l’humanité et de sa faiblesse.

La lucidité est un sport, on s’y entraîne dès l’enfance, en ne se refusant aucune vérité, quelles qu’en soit les conséquences. À force, on connait les limites de sa conscience, on finit par savoir quand s’arrêter à temps, justement avant d’être emporté. Je me souviens encore de cette sentence en tête de mes carnets d’écritures: «prière de me suicider si je ne peux plus en décider». On ne fait pas de la morale avec de la sociologie. Ce n’est pas parce que la majorité ne peut pas courir un marathon qu’il est impossible d’y arriver, mais en effet, ce ne sont pas que des mots, c’est un exercice quotidien. Par contre, tout ne vient pas de moi. Je dois beaucoup à une excellente santé qui me monte au cerveau, je suis doué pour le bonheur, c’est d’ailleurs pour cela que si ma vie tourne trop mal, je resterais sur les bons souvenirs plutôt que d’aller jusqu’au bout de la déchéance.

Je connais ma chance ; avec une autre vie, j’aurais d’autres maximes. Le rapport au suicide peut se deviner dans mes images par quelques aspects. Elles ne sont pas morbides. Puisque j’ai à tout moment le choix de me tuer, alors je vis à fond. Par contre, mes images ne sont pas peureuses. S’il y a un cadavre de rat, ou un oiseau tombé, cela se peint aussi, ça dit quelque chose. J’évite de choquer pour le plaisir, je voudrais que mon fils puisse entrer dans l’atelier sans être perturbé.

Trains, routes, supermarchés, verres de vin ou de bière, mes sujets pourraient passer pour mélancoliques. Il n’y a pas d’intention pathétique, c’est juste que je ne crois pas à la beauté, mais au réel. Je peins ce que je vois, mon quotidien, ni sombre, ni brillant, moyen, gris. Oui, regardez y bien, la réalité est grise, ou brune, il y a très peu de couleur pure(comme il n’y a pas de traits dans la nature).

Il en est de la mort comme du noir. Une image sans ombre serait une feuille blanche, sauf que même les feuilles blanches ont des ombres voir des couleurs, comme expliqué sur ce lien et à travers ces images: http://www.flickr.com/photos/chieute/sets/72157629287772732/.

En conséquence, le clair-obscur me fascine. J’ai le trait franc. Ce n’est pas que je dessine mieux qu’un autre, mais je n’ai pas peur de gâcher, du coup, j’augmente mes chances de tomber juste. Le dessin d’animaux est une école de la décision. Il apprend à attendre pour saisir une occasion, et trancher. Ensuite, il faut savoir suivre une idée, et une seule, puis s’arrêter avant de la trahir ou de ne plus y croire. Pas de vanité, du détachement, quand c’est raté, on déchire ; pareil pour la vie.

J’ai peu de rapports avec le graffiti, des aspects m’en éloignent, mais j’en partage peut-être une racine. Je n’aimerais pas être obligé d’utiliser uniquement des bombes aérosol, les bruns ne me semblent pas très subtils. J’aime l’ombre naturelle, la terre de sienne brulée, leurs échanges avec un vert de pérylène ou un bleu d’indanthrène, les transparences dans l’eau, les diffusions dans les essences, ou la matière d’un vernis bizarre. Je veux savoir la chimie derrière les tubes pour ne pas être dupé par un marchand de couleurs qui ne me vend que des mélanges. J’ai broyé mon huile, peint avec de la farine et la terre de mon jardin, ou acheter n’importe quel pot de bricolage, pour chercher la même image, derrière n’importe quelle matière. Si nous avons une image à dire, alors elle peut être rendue à la bombe, à l’aquarelle, à la tablette numérique, ou à l’encre ; la technique ne doit pas importer, dès lors qu’on en domine assez pour la faire parler. Bien sûr, tout ne convient pas à tout, on ne va pas sortir toile et chevalet dans le métro ; l'aquarelle n’imprime pas fort sur un mur ; mais le fétichisme des techniques me semble limitant. L'expérimentation continue des matières évite de s’enfermer dans des effets attendus, force à trouver de nouvelles manières.

Delacroix aurait, dit-on, trouver ses couleurs par l’aquarelle en Algérie, avant de les mettre en huile ; Ernst affirme que son invention majeure a été le frottage, ce qui ne l’empêche pas de coller ou peindre. J’ai rencontré des “iconographes” (peinture à l’œuf sur bois et figures religieuses) qui s’interdisent d’inventer, souhaitons qu’il n’existe pas de tels doctrinaires de la bombe.

Mon monde tient plus à l’art brut de Dado: (http://fr.wikipedia.org/wiki/Dado). Je l'avais visité à Gisors, il hébergeait un jeune graffeur qui s’était mis au chevalet. Celui-ci se montrait encore fier d’un album de camions et façades colorées, mais il découvrait la toile, à revoir le matin la couche peu inspirée de la veille. Dado peignait Le Jugement dernier, sur les murs d’une ancienne léproserie.

Si le graffiti continue Lascaux, alors peu importe la bombe, pourvu que l’on se donne quelques millénaires de tradition pour être inspirés. Mais Capdorigine semble surtout avoir été intrigué par mes “railscapes“. Je ne sais pas si quelqu’un l’a déjà fait, mais je peins dans le TGV, ce que je vois par la fenêtre.

L'idée s'est révélée car j'aime ce que font Caro la Dewor: (http://www.flickr.com/photos/sketchall/sets/72157624221552353/), qui a peint en atelier à partir d’un film d'un voyage sur le transsibérien: (http://www.google.ru/intl/ru/landing/transsib/en.html), ainsi que Maartje Jaquet: (http://www.flickr.com/photos/mjaquet/5852076497/in/set-72157610610982045), qui dessine et filme en voiture.

Je n'ai pas de goût particulier pour le train, par contre je prends le TGV 1 à 3 jours par semaine depuis 10 ans. J'habite Lille, je travaille à Paris. Le TGV fait partie de ma vie. Je ne l'aime pas spécialement, il m'est simplement indispensable, comme une voiture, ou des jambes. Jusqu'à il y a 3 mois, j’y travaillais avec l'écran, je suis ingénieur informatique. J’avais repris la peinture pour la santé mentale, j’ai en ce moment un mou dans le boulot, du coup je me suis mis à regarder sérieusement le paysage traversé, en le peignant. Je voudrais savoir tout peindre, tout ce qui se voit. Les femmes qui font leurs courses, le sourire d’un gamin en classe, une vache qui bouse, tout ce qui passe devant les yeux et que l’on ne photographierais même pas. Peindre pour voir ce que l’on ne regardait pas.

Concrètement, pour réussir un railscape, il faut commencer par prendre du matériel petit. A6, A5, A4 est la limite, fixée par la tablette et le temps de couvrir. Il faut une technique sans odeur, pour ne pas gêner les autres voyageurs, je conseille le pinceau à réserve d’eau, pas de pot à renverser, puis de l’encre, ou de l’acrylique, ou de l’aquarelle, chacun ses goûts. La place idéale est dans un carré, côté couloir, quand il y a peu de monde. Coté fenêtre semblerait plus logique, sauf que l'on ne peut pas se mettre face à la fenêtre, et du coup on a soit la vue de ce qui vient, ou celle de ce qui part.

De fait, je me retrouve plus souvent en voiture bar, sauf que les voitures les plus courantes ont une barre à la hauteur des yeux, ils ont la même fenêtre que du côté assis, plus une meurtrière en long au dessus. Je suis souvent sur la pointe des pieds. Un autre problème dont les voyageurs s'aperçoivent peu, c'est que le train est très souvent en tranchée, je suppose pour régulariser le relief.

Un paradoxe de la peinture en mouvement, c'est que le plus stable, c'est le ciel. En peinture de chevalet, le château ou l'église bougent peu, par contre les nuages ne font que changer, et la lumière aussi bien sûr(impressionnisme...). C'est comme quand nous dormions enfants dans la voiture des vacances, la nuit, les arbres passent, la lune a l'air de nous suivre. Donc je commence par m'intéresser à une configuration de nuages. Ensuite, je suis saisi par un petit coin. Généralement, cela se résume à quelques lignes qui se croisent, des chemins qui divergent, une frondaison qui vient manger de la pâture, un petit village (si bien caché), il faut que je me l'imprime en tête parce qu'il passe à toute vitesse.

Pour mieux me le fixer, j'accompagne la vue d'un geste à vide, à l'eau, sans couleur, et dès que je n'en vois plus rien, j'essaie que la vision m'explose dans la main, au delà de ce que je peux consciemment vouloir. L'erreur, ce serait de dessiner ce que l'on sait de la chose, par exemple l'anatomie d'un visage qui n'est le portrait de personne.

Il en sort beaucoup de ratés, et aussi de l'imprévu.

Enfin je peuple un peu l'image avec des détails qui repassent souvent, peupliers, pylônes, et je termine par un peu de lissage de la forme, pour rendre la chose plus lisible. C'est un passage délicat, il ne faut pas détruire son image en voulant lui imposer ce que l'on pense être beau, mais il faut pourtant en rehausser le plan général, faciliter la vision, en subordonnant tous les détails à un ensemble.

Je pratique la peinture dans le train comme un délassement, et un exercice, pas un produit fini, je voudrais concevoir plus grand et plus long. La répétition permet de maîtriser des variables pour faire des expériences rapides de couleurs, techniques, ou compositions. Il y a du plaisir d’excitation à boire une vision à pleine dents. C’est une expérience du temps. Les futuristes voulaient montrer le mouvement sur la toile, avec des effets de cinéma superposé, il découvrait la vitesse, elle fascinait.

Rouler à 400 km/h est maintenant banal, je voudrais le contraire, fixer ne serait-ce qu’un instant avec le mental. Le train augmente l‘impression, mais c’est tout le réel qui est trop riche pour la perception, nous en retenons trop peu.

Ma réponse au texte de Capdorigine d’il y a 8 ans, c’est que je ne cherche pas à échapper à moi-même, à la raison, aux normes, à la masse, c’est ma force, mais je ne veux pas non plus m’ennuyer, me répéter. La drogue ou la folie m’ennuient, j'y perds un bout de cerveau, et je n’ai pas trop de tête pour tout ce que je voudrais faire avant de partir.

Chaque jour apprendre, trouver une idée, pour s'endormir content, et avancer, si possible avec des amis.

Ne pas être voyageur, porté par le temps, mais chercheur de voies.

2 commentaires:

  1. ingénieur en informatique...
    Je me rends compte que j'ai vraiment énormément de préjugés.

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    1. :o) C'est plus facile de manger avec du code que des couleurs.

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